LV. La vulnérabilité, nouvelle catégorie de l’action publique. Le recours au concept de vulnérabilité est aujourd’hui généralisé au point que celle-ci est devenue une catégorie analytique à part entière : elle sert à désigner les publics cibles de l’action sanitaire et sociale comme les formes de pauvreté et de précarité et est indissociable de leur traitement par l’action publique, quand elle ne qualifie pas cette dernière. Autant dire que les vulnérabilités sont multiples et leurs sens parfois équivoques. On ne trouve, dans les quelque 800 pages de la dernière édition du manuel de Droit de l’aide et de l’action sociales (Borgetto et Lafore, 2009), qu’une poignée d’occurrences pour le terme de « vulnérabilité » ; en revanche, les notions d’insertion, inclusion et exclusion, érigées dans les années 1990 en paradigmes de l’action publique, sont omniprésentes.
Sans doute un ouvrage écrit aujourd’hui ferait-il la place un peu plus belle à la vulnérabilité. Il n’en reste pas moins que celle-ci n’est pas (encore ?) Vulnérabilités sanitaires et sociales. La « vulnérabilité » : un terme peu usité des historiens. Repris de la médecine, de la psychiatrie et de la gérontologie – où il a ensuite davantage percé sous son synonyme de « fragilité » –, il s’est aussi imposé en économie, en statistique et en expertise sur le développement [1][1] Sur la généalogie du concept de vulnérabilité, voir... ; il gagne depuis les années 1990-2000 les sciences humaines et sociales et même le droit commence à en faire usage.
Il a envahi les discours politiques et médiatiques. En histoire pourtant la notion reste encore absente [2][2] L’une des rares appropriations assumées a été celle.... De fait, elle s’apparente plutôt, au premier regard, à un nouvel avatar terminologique. Peut-être, si l’on considère que cette succession de termes renvoie d’abord à une volonté de mieux penser les réalités sociales. Stricto sensu, ce dernier trait – une notion propre à la post-modernité – serait donc un obstacle à son utilisation en histoire. De quoi l’assistance est-elle le minimum. Lors du forum « Refaire société », qui se tiendra à la Mc2 de Grenoble du 11 au 13 novembre prochains, Frédéric Worms s’entretiendra avec Philippe Warin et François de Singly sur "Protection ou autonomie ? " Débat animé par Nicolas Duvoux, samedi 12 novembre à 16h 30. On enferme souvent l’idée d’assistance dans un débat sommaire, qui prend la forme d’une alternative, sinon absolue (en faut-il, ou pas), du moins quantitative (combien en faut-il).
On est alors cerné par les deux limites ou les deux spectres de l’assistance, celui d’une assistance minimale, presque par défaut, de premier secours, ou celui d’une assistance maximale, supposée tout prendre en charge. L’idée d’assistance publique, ainsi, est associée en France tout à tour à ces deux spectres : un minimum presque anonyme et souvent violent, ou un maximum censé tout surveiller et remplacer ; un quasi-abandon, ou un « assistanat » supposé.
Aspects de l’assistance Assister, dira-t-on tout d’abord, c’est assister quelqu’un. Une sollicitude peu émancipatrice. Recensé : Anna Colin Lebedev, Le cœur politique des mères. Analyse du mouvement des mères de soldats en Russie, Éditions de l’EHESS, Paris, 2013, 246 p. L’ouvrage d’Anna Lebedev sur le mouvement des mères de soldats en Russie doit être salué à plusieurs titres. D’abord parce qu’il s’agit d’un tableau saisissant, au regard des problèmes du service militaire, des conditions de pauvreté et d’iniquité dans lesquelles est plongée une grande partie des Russes. Ensuite parce que, à partir de l’analyse du mouvement des mères de soldats, il va à l’encontre du stéréotype bien établi de Russes passifs, soumis et dociles. Enfin parce que, en montrant la complexité des liens entre les Mères de soldats et l’institution militaire, il ne tombe pas dans les travers médiatiques des dichotomies en noir et blanc entre le camp des bons opposants et celui du méchant pouvoir.
Une ONG ancrée dans la Russie profonde Relations personnelles et action collective Une sollicitude peu émancipatrice. Intégrer les marges. Recensé : Leah Vosko, Managing the Margins. Gender, Citizenship, and the International Regulation of Precarious Employment, Oxford, Oxford University Press, 2010. 336 p., 90 $ Le nombre d’ouvrages parus ces vingt dernières années sur le thème de la précarisation de l’emploi pourrait laisser penser qu’à défaut d’avoir trouvé une solution à ce problème, tout ou presque a été dit à ce sujet. C’est dans ce « presque » que vient s’inscrire le dernier ouvrage de Leah Vosko, Managing the Margins. Gender, Citizenship, and the International Regulation of Precarious Employment, dans lequel la politologue canadienne issue du courant féministe de l’économie politique réinvestit cette problématique à travers une double perspective : celle du genre et de la citoyenneté.
La précarité comme déviance : le stigmate du sexe et de la nationalité De la protection du faible à l’égalité de traitement Pour un « nouvel imaginaire » social au-delà l’emploi Quelles alternatives à la relation d’emploi standard ? La justice à l’épreuve de l’altérité. Recensé : Corine Pelluchon, Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, Paris, Cerf, 352 p., 24€. Le dernier ouvrage de Corine Pelluchon, intitulé Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, reprend et prolonge les interrogations menées dans son précédent livre, L’autonomie brisée [1]. L’auteure y part du constat d’une incapacité du contractualisme libéral à offrir une réponse satisfaisante à des problèmes moraux et politiques devenus centraux dans les sociétés libérales et démocratiques contemporaines – le problème écologique, le problème du traitement des animaux et le problème de l’organisation du travail et de la solidarité – et vise à retravailler le libéralisme politique afin de lui permettre de répondre aux défis du temps présent.
Une commune racine du mal Les Éléments pour une éthique de la vulnérabilité, sous-titrés Les hommes, les animaux, la nature, se déploient en trois étapes, au fil desquelles la thèse de Pelluchon se dégage de plus en plus clairement. La morale des sentiments. Recensé : Michael Slote, A Sentimentalist Theory of the Mind, Oxford University Press, 2014, 272 p. Michael Slote, professeur d’éthique à l’université de Miami, connu pour ses travaux de recherche associant éthique des vertus et éthique du care, veut proposer une alternative à l’éthique libérale et rationaliste en s’appuyant sur le sentimentalisme moral qui défend la thèse selon laquelle la bonne action et son évaluation reposent non sur la raison mais sur les sentiments.
Cependant il bute dans ce projet sur un obstacle de taille : notre conception de l’esprit est entièrement rationaliste. Il s’est donc donné pour nouvel objectif de proposer une théorie sentimentaliste de l’esprit, c’est-à-dire aussi de la croyance, de l’action et de la connaissance. Le rôle de l’empathie Slote considère l’empathie comme le fondement de l’action morale et de son évaluation mais il veut aussi montrer son importance pour une conception sentimentaliste de l’esprit. Croyance et faiblesse de la volonté. Jusqu’où ira le care. Recensés : Frédéric Worms, Le moment du soin. À quoi tenons-nous ? , Paris, PUF, coll. « Ethique et philosophie morale », 2010, 271 p., 26 €. Marie Garrau et Alice Le Goff, Care, justice et dépendance, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 2010, 151 p., 12 €. Carol Gilligan et l’éthique du care, coordonné par Vanessa Nurock, Paris, PUF, coll. « Débats philosophiques », 2010, 176 p., 15 €.
Alors que le linguiste italien Raffaele Simone analyse dans Le Monstre doux comment une droite décomplexée en Europe a su se rallier des populations enfermées dans des égoïsmes arrogants qui privilégient la consommation à tout crin, le divertissement, le culte du corps jeune à tout prix et l’argent facile plutôt que le travail, comment défendre aujourd’hui une philosophie morale et politique enracinée dans l’attention aux autres, qui, de plus, se nourrit d’un concept issu de la gauche intellectuelle américaine, celui de care ?
Du sensible dans les institutions Soin et dépendance Le care comme politique. Pour une théorie générale du « care » Recensé : Joan Tronto, Un monde vulnérable, pour une politique du care (Moral Boundaries : a Political Argument for an Ethic of care, 1993), traduit de l’anglais par Hervé Maury, 2009, La Découverte, 238 p., 23 €. Le livre de Joan Tronto, Moral Boundaries : a Political Argument for an Ethic of care, publié en 1993, traduit en français sous le titre, Un monde vulnérable, pour une politique du care, représente une tentative convaincante pour élaborer une théorie du care. Le terme de « care » s’avère particulièrement difficile à traduire en français car il désigne à la fois ce qui relève de la sollicitude et du soin ; il comprend à la fois l’attention préoccupée à autrui qui suppose une disposition, une attitude ou un sentiment et les pratiques de soin qui font du care une affaire d’activité et de travail.
L’éthique du care Pour une théorie critique du care Qu’est-ce qu’un bon care ? Dès lors, Joan Tronto s’engage dans une réflexion sur le bon care. Force de la vulnérabilité. Recensé : Corine Pelluchon, L’autonomie brisée. Bioéthique et philosophie. PUF, collection Léviathan. 315 p., 35 €. Corine Pelluchon place d’emblée son lecteur dans une posture exigeante : la citation mise en exergue de son ouvrage, empruntée à Max Horkheimer, évoque les souffrances éprouvées à chaque instant sur terre, sans la conscience desquelles « toute décision est aveugle », toute certitude ou tout bonheur illusoire. Elle inscrit par ailleurs son livre dans une filiation à Emmanuel Levinas et Claude Lévi-Strauss, duo qui, dans le cours de l’ouvrage, se trouve complété par Paul Ricœur. La vulnérabilité : une question politique Dans ce contexte, le philosophe doit faire œuvre de réflexion « éthique » mais aussi « politique » au sens d’« une interrogation sur le bien commun » (p. 4). Contre l’éthique procédurale Au delà de la relation médecin-patient, l’interrogation sur le statut conféré en éthique médicale à l’autonomie doit faire l’objet d’un questionnement « politique ».
Vulnérabilité de l’humain, précarité du politique. Recensé : Miguel Abensour, Emmanuel Levinas, l’intrigue de l’humain. Entretiens avec Danielle Cohen-Levinas, Paris, Editions Hermann, 2012, 122 p. Judith Butler, dans Vie précaire [1], (recueil d’articles consacrés au 11 Septembre 2001), avait trouvé en Levinas une pensée de la relation mettant en question la représentation commune de la souveraineté. Ce recueil considérait également ce qui fait la fragilité du politique et le mode de l’adresse qui est à l’origine de la sortie de soi, de l’exacerbation de la sensibilité morale et politique. On retrouve ce même cheminement chez Miguel Abensour. L’utopie comme lieu du politique La question formellement posée à la fin du recueil, « Pourquoi Levinas ? Mais comment concilier Saint-Just et Levinas ? « Contre Hobbes » On peut se demander toutefois en achevant la lecture de ce livre d’entretiens, dans quelle mesure la politique radicale doit effectivement consister dans ce refus du tiers que serait l’institutionnalisation de la justice.
Le concept de vulnérabilité. Le terme de « vulnérabilité » continue de poursuivre, lentement mais sûrement, sa diffusion sociétale, au point – et c’est là une bonne chose – d’interroger un nombre croissant d’acteurs. Il est de fait devenu omniprésent – dans les médias, les rapports et les communiqués des associations ou le monde universitaire, comme l’illustre la courbe de ses occurrences répertoriées dans Google scholar. Un terme des années 2000 donc, qui présente la société (individus et collectif) comme vulnérable, le plus souvent sans grande réflexion sémantique.
D’une façon salutaire, diverses instances scientifiques et des politiques sociales s’en sont toutefois récemment saisies pour en interroger l’usage. L’Agence nationale de la Recherche d’abord, en 2008, en lançant son appel à projets sur les « vulnérabilités : à l’articulation du sanitaire et du social ». La vulnérabilité : généalogie d’une notion Il participe ainsi d’une tendance au « zapping » terminologique qui n’a toutefois rien de récent.
Care. Le bien est-il bien naturel. Recensé : Vanessa Nurock, Sommes-nous naturellement moraux ? , PUF, collection Fondements de la politique, 2011. 304 p., 26 €. Le livre de Vanessa Nurock définit avec finesse une articulation possible entre le travail de la philosophie morale et certaines sciences empiriques (biologie, psychologie, sciences cognitives). Pour l’auteur, l’intérêt de la philosophie morale pour les sciences se justifie par une raison intrinsèquement éthique : « sans (ou contre) la biologie, l’éthique est inhumaine et [...] elle est même susceptible d’être immorale » (p. 62). L’enjeu est de parvenir à décrire un peu plus justement la manière dont les êtres naturels que nous sommes développent, avec plus ou moins de bonheur, un comportement moral. L’ouvrage procède en deux parties.
La première est une réflexion d’ordre épistémologique et méthodologique sur la manière correcte de « naturaliser » la morale. Naturaliser la morale ? Morale naïve et sens moral.