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Arthur Rimbaud, « Ophélie », Cahiers de Douai (première publication, 1891)

14 juillet 2023

Arthur Rimbaud, « Ophélie », Cahiers de Douai (première publication, 1891)

I

Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys,
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles…
– On entend dans les bois lointains des hallalis1.

5 Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir;
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance2 à la brise du soir.

Le vent baise3 ses seins et déploie en corolle4
10 Ses grands voiles bercés mollement par les eaux;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux.

Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle;
Elle éveille parfois, dans un aune5 qui dort,
15 Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile :
– Un chant mystérieux tombe des astres d’or.

II

Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !
– C’est que les vents tombant des grands monts de Norwège6
20 T’avaient parlé tout bas de l’âpre7 liberté ;

C’est qu’un souffle, tordant ta grande chevelure,
A ton esprit rêveur portait d’étranges bruits ;
Que ton cœur écoutait le chant de la Nature
Dans les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits ;

25 C’est que la voix des mers folles, immense râle8,
Brisait ton sein d’enfant, trop humain et trop doux ;
C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle9,
Un pauvre fou, s’assit muet à tes genoux !

Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre folle !
30 Tu te fondais à lui10 comme une neige au feu :
Tes grandes visions étranglaient ta parole
– Et l’infini terrible effara11 ton œil bleu !

III

– Et le Poète12 dit qu’aux rayons des étoiles
Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis,
35 Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.

1. Hallalis : cris qui annoncent la mise à mort du gibier lors d'une partie de chasse à courre.
2. Romance : chanson sentimentale. Ophélie en chante plusieurs dans Hamlet.
3. Baise : Embrasse.
4. Corolle : couronne formée par les pétales d'une fleur.
5. Aune : (ou aulne) arbre poussant dans des lieux humides.
6. Norwège : orthographe courante à l'époque de Rimbaud mais en réalité l'action de la pièce Hamlet se déroule au château d'Elseneur, au Danemark.
7. Apre : difficile à assumer.
8. Râle : cri rauque souvent employé pour désigner les sons émis par les mourants.
9. Un beau cavalier pâle : Hamlet, qui feint la folie.
10. Tu te fondais à lui : Tu te blottissais contre lui ou Tu fondais à son contact.
11. Effara : effraya.
12. Le Poète : Shakespeare.